Bajau Laut, apnéistes-nés

Formant un sous-groupe ethnolinguistique austronésien, les quelques dizaines de milliers de Bajau Laut sont principalement dispersés sur les côtes des Philippines (Sulu), de la Malaisie (Sabah) et de l’Indonésie (Kalimantan et Sulawesi). Comme le proclame leur nom (laut signifie «mer» en malais et en indonésien), leur culture et leur mode de vie sont intrinsèquement liés à la mer.

Dans sa chronique publiée en 1667, le missionnaire espagnol Francisco Combés rapporte que ces «ennemis de la terre» «ne connaissent pas d’autre foyer que le bateau». Les journalistes comme les scientifiques aiment les appeler «gitans» ou «nomades de la mer». Ce mode de vie ancestral est cependant de plus en plus menacé par la modernisation socio-économique, les politiques d’assimilation et les changements environnementaux.

Des plongeurs professionnels endurants, pas des champions d’apnée

Les Bajau Laut sont célébrés pour des capacités exceptionnelles de plongeur en apnée qui leur permettent de subvenir à leurs besoins en harponnant des poissons et en récoltant des mollusques, crustacés et autres concombres de mer. Leurs «records» sont évoqués avec une grande approximation ou fantaisie, avec des mentions d’apnées de 7, 10 ou 13 minutes à plus de 30, 60 ou 70 mètres! Mais les chiffres de 13 minutes et 70 mètres semblent avoir pour seule source la déclaration d’un Bajau Laut.

Selon une étude de 2011 comparant les performances subaquatiques des Ama, «femmes de la mer» japonaises, et des Bajau Laut (1), ces derniers peuvent travailler 2 à 9 heures par jour, dont 60% de temps de plongée. Cela signifie que certains plongeurs restent immergés plus de 5 heures par jour, ce qui représente la durée quotidienne maximale de plongée en apnée observée chez l'homme. Leur durée moyenne de plongée, à des profondeurs de 5 à 7 mètres, est de 28 secondes, avec des intervalles de surface de 19 secondes.

Capacités acquises ou adaptations génétiques ?

Les performances des Bajau Laut pourraient s’expliquer par les plongées répétées dès le plus jeune âge. L’entraînement permet ainsi aux enfants des Moken, autres «nomades de la mer» vivant en Thaïlande et au Myanmar, d’obtenir une vision sous-marine plus de deux fois supérieure à celle des enfants européens (2).

Le projet conçu et lancé par Melissa A. Ilardo, chercheuse de l’université de Copenhague, vise à explorer si les capacités de plongeur des Bajau Laut expriment des adaptations génétiques. L'approche combine des mesures physiologiques (échographie de la rate) et des analyses génomiques (séquençage du génome entier) de façon à établir des éléments de réponse robustes publiés en 2018 dans la revue Cell (3).

Importance de la contraction splénique pour les plongeurs en apnée

Observée pour la première fois chez les Haenyeo (4), «femmes de la mer» coréennes, la contraction splénique joue un rôle essentiel dans les performances des plongeurs en apnée. En réponse à l’immersion, elle est déclenchée par l'activation de récepteurs alpha-2 par les catécholamines telles que l'adrénaline. Elle a pour effet de libérer environ 160mL de globules rouges dans la circulation sanguine. L'hémoglobine, protéine responsable du transport de l'oxygène, voit sa concentration augmenter, ce qui se traduit par une amélioration de 2,8% à 9,6% de la teneur en oxygène du sang. Cette augmentation permet aux plongeurs en apnée de prolonger leur temps d'immersion.

Rate génétiquement hypertrophiée des Bajau Laut

Dans un premier volet, l’étude compare les rates de 43 Bajau Laut et de 33 Saluan vivant à 25km de distance sur l’île de Sulawesi (anciennement Célèbes). Les Saluan ont un mode de vie traditionnellement agricole, avec peu d’interaction marine et pas de plongée. Les mesures échographiques établissent que les Bajau Laut possèdent une rate bien plus grande que les Saluan, de 50% en moyenne. En revanche, elles ne montrent pas de différence significative entre les Bajau plongeurs et non plongeurs. Cela suggère que l’hypertrophie de la rate ne constitue pas une réponse adaptative à l’entraînement, mais possède une base génétique.

Dans un second volet, l’étude compare le génome des Bajau Laut avec celui des Saluan et des Chinois Han (représentant un groupe de population plus divergent) dont des échantillons de salive ont été collectés. Plusieurs des 25 variations génétiques (SNP, «polymorphisme mononucléotidique» en français) caractérisant les Bajau Laut peuvent être associées à leur adaptation à la plongée.

Ainsi le SNP rs3008052 dans le gène PDE10A, qui est exploré de manière détaillée par Melissa A. Ilardo et ses coauteurs, est associé à une taille de rate accrue. Le mode d'action le plus probable est l'accroissement de la taille de la rate en raison de l'augmentation des taux d'hormones thyroïdiennes.

Les Bajau Laut posséderaient ainsi un réservoir bien plus important de globules rouges oxygénés qui sont libérés pendant la plongée afin de prolonger le temps d'apnée. Ils sont en quelque sorte dotés d’une bouteille de plongée biologique.

Vasoconstriction génétiquement améliorée des Bajau Laut

Les Bajau Laut abritent une autre variation génétique liée aux phénotypes intéressants pour la plongée. Le SNP rs7158863 est situé à proximité du gène BDKRB2 qui joue un rôle crucial dans la régulation du réflexe de plongée selon la seule étude de référence, publiée en 2017 par Tatiana I. Baranova et al. (5). Il accroît la vasoconstriction périphérique qui permet de rediriger le flux sanguin vers les organes vitaux tels que le cerveau, le cœur et les poumons, ce qui assure leur oxygénation prioritaire et permet de prolonger le temps de plongée.

Autres avantages génétiques possibles

L’étude évoque d'autres gènes potentiellement impliqués dans la tolérance à l'hypoxie, c’est-à-dire à la diminution de l'apport en oxygène aux tissus de l'organisme. Ces «cibles prometteuses pour de futures études» sont notamment FAM178B, participant au maintien du pH du sang et à la prévention de l’accumulation de CO₂, et CACNA1A, impliqué dans la libération du glutamate et la réaction des cellules quand elles manquent d’oxygène.

Importance de la sélection naturelle

Selon l'étude pionnière de Melissa A. Ilardo et al., les Bajau Laut possèdent des variations génétiques avantageuses pour les activités subaquatiques qui les caractérisent depuis des milliers d’années. La sélection naturelle semble avoir joué un rôle crucial dans ces adaptations qui résulteraient d'une longue évolution commencée il y a environ 15400 ans. Comme les Tibétains ou les Andins vivant sur les hauts plateaux de l'Himalaya ou des Andes, les Bajau illustrent comment la sélection naturelle peut façonner le génome humain pour l'adapter à des environnements et des modes de vie spécifiques.

Références

(1) Erika Schagatay et al. (2011). Underwater working times in two groups of traditional apnea divers in Asia: the Ama and the Bajau. Diving and Hyperbaric Medicine, 41 (1), 27-30.

(2) Anna Gislén et al. (2003). Superior Underwater Vision in a Human Population of Sea Gypsies. Current Biology, 13 (10), 833-836.

(3) Melissa A. Ilardo et al. (2018). Physiological and Genetic Adaptations to Diving in Sea Nomads. Cell, 173, 569-580.e15.

(4) William E. Hurford et al. (1990). Splenic contraction during breath-hold diving in the Korean ama. Journal of Applied Physiology, 69 (3), 932-936.

(5) Tatiana I. Baranova et al. (2017). Genetic determination of the vascular reactions in humans in response to the diving reflex. American Journal of Physiology-Heart and Circulatory Physiology. 312 (3), H622–H631.